A l'échelle du cosmique, seul le fantastique a des chances d'être vrai.Teilhard de Chardin
Paris , 7iè jour de Nivose, an 2
Le pinceau du premier rayon du jour entra par la lucarne de la salle de cuve.Sous ces voûtes noircies, où régnait une fraîcheur humide de cave, qui avait une odeur de pierre et de chiffons mouillés, c'était chaque jour le même signal. Martial, ceint d'un tablier de toile blanche,penché au-dessus de l'auge fumante remplie d'une bouillie fine et blanche, se redressa, faisant apparaître son long visage où brillait sur ses lèvres un sourire empreint de tendresse, au coin duquel flottait un soupçon d'ironie. Plantant ses yeux clairs dans le regard de Gaspard, son compagnon qui lui faisait face, il attendit quelques minutes, en silence, rituel immuable, que le rayon vint se poser au centre de la cûve où baignait la pâte laiteuse.A ce moment précis, comme saluant le soleil selon la liturgie d'on ne sait quelle antique religion pâïenne où on se dirait en soi:"c'est un beau jour pour mourir", il plongea , solennelement, son châssis de fils de laiton entrecroisés dans la pâte, l'en retirabien à plat, donnant un coup de poignet sec pour qu'elle s'étale sur la forme comme une fine couche de neige, tour de main qu'il lui avait fallu des années d'apprentissage pour acquérir.Ce qui faisait, en maïtre papetier qu'il était devenu, qu'il avait la fierté de la belle ouvrage accomplie.
Puis, il fit glisser le cadre à Gaspard, son compagnon, qui le renversa avec une délicatesse que l'on n'aurait pu soupçonner chez un tel gaillard, sur une pile de feutres entassés. Alors apparut, dans sa blancheur virginale, la dernière feuille de papier fabriquée de la nuit.
Cela faisait dix ans, depuis qu'il avait quité les montagnes du Livradois et qu'il avait repris cette fabrique, ce moulin à papier installé sur la rive de la Bièvre que, nuit après nuit, se reproduisait, dans la tradition , le même rituel. Pendant que Gaspard et l'apprenti actionnaient l'énorme vis de la presse afin d'évacuer l'eau contenue dans les feuilles en ahanant, Martial caressa la dernière feuille de papier fabriqué et suivit, du bout de l'index, le filgrane innervé dans le papier: un coeur au centre duquel était inscrit un oeil , surmonté du chiffre quatre. Il fit ce geste machinal avec nostalgie car ce filigrane lui rappelait celui du moulin d'Ambert où il avait fait son apprentissage. Puis il poussa la porte séparant le moulin de son logis. Il se dirigea droit sur la cheminée où s'étaignait le feu de la nuit, s'agenouilla devant elle, mit trois bûches, se saisit du tisonnier,raviva les braises sous la cendre jusqu'à ce que les flammes se remettent à éclairer la pièce et que les bûches bourdonnent.
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La Conjuration des Vengeurs. Roman , de Laurent Ducastel et Jacques Viallebesset est paru aux éditions Dervy. Adapté en Bande dessinée aux Editions Glénat ( La Vallée dez hommes et Les Nobles Voyageurs), ils sont disponibles dans toutes les " bonnes" librairies .